les corps dans le taoisme ancien
Un article de Mme Regine Detambel qui fait un résumé du livre de Mr Romain Graziani paru en 2011.
Ou il est question, pour les Taoistes, d'une culture du corps tournée vers l'intériorité, là ou d'autres plus proches de nous, prônent une "culture physique" toute en re-présentations extérieures.
Au cœur de ce discours, qu'est ce que notre corps, sinon ce par quoi nous nous re-présentons aux yeux de tous, et en premier lieu, de nous même?
Et, comme le dit Graziani:
"celui qui a été tordu et tenaillé par son éducation, celui dont la nature originelle a subi les sévices d’un enseignement moral le coupant de la totalité indivise des êtres, doit pouvoir, avec le temps, faire retour à sa complétude originaire."
Car n'est ce pas là un des premiers usages qu'on nous nous devons de faire du Qi Gong:
Retrouver notre nature originelle, retrouver notre "paradis perdu"...
Afin d’apporter un éclairage nouveau sur le corps sportif contemporain, Romain Graziani, professeur en études chinoises, relit le Tchouang-tseu, ensemble de textes éveilleurs, très polémiques et toujours fictionnels, dirigés contre la morale confucéenne, la discipline militaire, le droit pénal, avec ses peines presque exclusivement mutilatrices (ablation du nez et des oreilles, amputation d’un pied), les pratiques courantes de castration, les pieds féminins bandés et l’éducation rituelle comprise comme un « ensemble de mesures restreignant la corporéité à un répertoire de gestes marquant les liens de subordination. » Selon Graziani, cet arraisonnement du corps n’est pas sans affinités avec la fabrication actuelle du corps « saisi par le sport ». Au fil de contes ou de fables, les penseurs taoïstes de l’Antiquité chinoise ont formulé une vision de l’humain nettement hostile à l’éthique et à l’esthétique du sport de compétition en Occident. Aux corps « muscularisés » des athlètes olympiques s’oppose la puissance vitale, « discrète dans ses prestations, déroutante dans ses succès, soucieuse de ne rien offrir de voyant ou de mesurable. » En témoigne cette fable sur l’entraînement pour le moins paradoxal d’un coq de combat : Un certain Tsi Hsing-tseu fut chargé d’entraîner un coq de combat pour son roi. Interrogé sur ses progrès au bout de dix jours, il répondit que son coq n’était pas encore prêt : « Il est encore gonflé d’orgueil et se fie à ses tendances agressives. » Dix jours plus tard, interrogé pour la seconde fois, le dresseur fit valoir que l’animal n’était toujours pas mûr pour le combat : « Il continue de réagir à la présence des autres. » Une autre décade s’écoula. Pressé sur ses progrès, le dresseur répondit : « Pas encore ! Il a le regard vif et il est plein d’impétuosité. » Dix autres jours étaient passés quand le roi obtint enfin cette réponse : « Ça y est, il y est presque ! Le voilà devenu indifférent aux cris des autres coqs. À la voir ainsi, on dirait un coq en bois. Sa puissance est totale, les autres coqs n’osent lui faire face, et dès qu’ils l’aperçoivent, ils déguerpissent. » Par ce conte, qui s’ingénie à saper tout ce que l’éthique martiale développait dans le corps du guerrier, les auteurs du Tchouang-tseu assurent que toute expression de force est déjà une déperdition intérieure de puissance. Le coq apathique est la promesse du samouraï impassible, qui ne paie pas de mine : « Son art et sa force restent profondément cachés et ne se déploient que la fraction d’un instant, sous le coup d’une nécessité impérieuse. Puis la force s’enfouit aussitôt à l’intérieur, comme l’épée se résorbe dans le fourreau, après avoir tranché en un éclair le bretteur vociférant, qui tentait d’intimider par ses gesticulations hargneuses. » À l’inverse de l’art chinois de « nourrir sa vie », qui préserve la santé et exalte les énergies, en évitant soigneusement la dépense immodérée et l’exténuation physique, l’entraînement du corps en Occident oblige les athlètes à se développer d’une façon absolument contraire à l’entretien de la vitalité. C’est que ce sport-là empêche le sujet de s’oublier peu à peu en redevenant pure activité spontanée, en confondant son naturel à la grande Nature ; ainsi du fameux « nageur des cataractes » capable de subsister en eaux très violentes, parce qu’il ne s’oppose pas à leur puissance, ne s’y confronte pas mais s’y conforme. Après avoir en quelque sorte réglé son compte à l’entraînement sportif fondé sur la souffrance et sur des exercices souvent localisés à des groupes musculaires précis, et opérant par séries et comptages, à la manière d’une chaîne de montage, Romain Graziani étudie la manière dont le taoïsme ancien met en garde contre le jugement hâtif porté sur autrui, en se fondant uniquement sur l’appréhension extérieure de son corps. Ainsi le disciple amputé, porteur du terrible stigmate pénal, fait-il observer insolemment à celui qui le condamne du regard : « Je ne saurais dire si c’est le maître qui m’a lavé avec sa bonté, mais voilà dix-neuf ans que je fais route avec lui, et jamais il n’a paru remarquer qu’il me manquait un pied. Vous et moi apprenons ici à nous mouvoir dans l’espace du dedans, et vous venez me quereller sur mon apparence extérieure. Ne seriez-vous pas en train de commettre un grave faux pas ? » Sans doute, en tous temps, faut-il se garder de (mal) juger le corps de l’autre ou de tenter d’en déduire quoi que ce soit à propos de son intériorité. Ce que, dans une autre fable, un mutilé de la face fera rudement comprendre à un intransigeant. « Si l’on ne peut préjuger d’un homme à la simple vue de son membre manquant, écrit Graziani, puisque la mutilation pérennise une faute dont il est toujours libre de s’amender, alors, symétriquement, celui qui a été tordu et tenaillé par son éducation, celui dont la nature originelle a subi les sévices d’un enseignement moral le coupant de la totalité indivise des êtres, doit pouvoir, avec le temps, faire retour à sa complétude originaire. La métamorphose (et partant, la métaphore) doit donc jouer dans les deux sens, suggère malicieusement le disciple : celui de l’ablation comme celui de la repousse. » On a eu un petit aperçu de la manière dont le Tchouang-tseu tenta de convertir le regard. Cette éducation de soi s’opposait à la morale traditionnelle puisqu’elle passait par la fiction comme lieu privilégié de l’exercice personnel du jugement. Suivant le fil d’une pensée qui fait écho à celle de Jacques Bouveresse et Stanley Cavell notamment (cf. La littérature est une extension de la vie), Romain Graziani conclut ainsi ce chapitre sur les mutilés : « Les êtres exclus incarneraient alors dans le Tchouang-tseu la fonction protreptique [c’est-à-dire d’exhortation] de la littérature par opposition à sa mission didactique : elle n’a pas pour prétention de nous instruire mais avant tout de produire des effets d’ouverture, de conversion, de réaction, qui changent notre façon de prendre contact avec autrui. La littérature nous met en présence de l’expérience d’une altérité radicale, de vies si distantes de la nôtre que nous n’en apercevons jamais qu’une forme toute faite, lue à la lumière des codes et des normes qui définissent et protègent notre notion de l’ordre. L’expérience de la difformité et de l’infamie met au défi de sortir de son infirmité perceptive. Elle rend plus sensible avant de rendre sage. »
Les textes du taoïsme ancien ne dissertent pas dans l'abstrait du corps humain. Sous la forme de fictions et de fables, ils mettent en scène ses usages possibles, ses ressorts et ses ressources : un ancien condamné, amputé d'un pied pour ses crimes, rudoie le Premier ministre au sortir de leur cours de méditation, et lui en remontrer sur la notion de vertu. Un ermite malicieux rembarre un aspirant à la sagesse, en se piquant de refuser les « gueules cassées » produite en série par l'éducation confucéenne. Le maussade et concupiscent seigneur de Wei retrouve soudain le sourire à l'écoute des propos d'un reclus des montagnes, venu l'entretenir de chiens et de chevaux galopant librement « dans les steppes du non-être ». Les prouesses de l'archer Lié-tseu sont réduites à rien par Comte Obscur, qui lui enseigne « le tir du non-archer ». On voit défiler dans les premiers écrits taoïstes, le Tchouang-tseu et le Lié-tseu, les figures les plus admirées et les plus détestées de la société chinoise, du gentleman plein de prestance, rompu aux civilités d'apparat, jusqu'au paria hideux et querelleur. Comment l'éthos taoïste parvient-il à discourir du sage en se dispensant de notions morales, en pensant la sagesse comme un régime de puissance, en l’associant à l’ampleur de l’espace, au travail de l’imagination, à l’œuvre du Ciel ? Par une apparence de paradoxe, ce sont les corps infirmes, les créatures informes, les êtres les plus infâmes qui jouissent d’une affinité de fond avec le Tao, le Principe qui régit le cours des êtres et des choses.