Le temps qui passe.
Le début du Yijing, le livre des mutations, l’un des grands classiques de la littérature chinoise, s’organise autour de la figure du dragon : d’abord caché dans la profondeur des eaux, sous l’horizon, le dragon se montre ensuite dans les champs, pour enfin bondir soudainement et s’envoler dans le ciel d’été. Mais si son arrogance le pousse à monter trop haut, il est décapité et il retombe dans les eaux profondes.
L’idée que ce qui se trouve au-dessous ne manquera pas de monter à son tour est si fondamentale dans la pensée chinoise que celle-ci visualise le temps lui-même comme quelque chose qui s’élève devant nos yeux, le passé se trouvant déjà au-dessus de l’horizon tandis que le futur est encore en dessous. Ainsi, notre perception est vérifié: le passé étant connu est visible, lorsque le futur, par nature inaccessible, reste caché. La langue chinoise, dans son usage grammatical, reflète cet état de la pensée puisque pour exprimer l’action passée, elle utilise la particule “shang”, au-dessus. On retrouve ce “mot” dans la dénomination d’une grande ville chinoise: Shanghai, la ville construite “au dessus de l’océan”. A l’inverse, pour définir une action à venir, c’est “xia”, en-dessous, qui sera utilisé.
Cependant, cette vision verticale du temps n’est pas pour nous, occidentaux, habituelle. Nous avons en effet tendance à penser le passé comme situé derrière nous, lorsque nous plaçons par ailleurs le futur devant nous. Dans cette approche “horizontale” du temps qui passe, relayée par notre langage (aller de l’avant, ne pas regarder en arrière...), se profile pourtant une contradiction avec le sens commun: le passé, connu, se trouve dans notre dos, hors de notre vue quand le futur est devant nous, dans notre champ de vision. A moins de penser ce qui se trouve à portée de notre regard comme un présent dilaté, reportant ainsi le futur inaccessible au delà de la ligne d’horizon, donc au delà de notre champ de vision. Double contradiction alors quand on se réfère à l’expérience quotidienne de tous les astrophysiciens: regarder loin, observer les galaxies lointaines, c’est regarder vers le passé, en non pas vers l’avenir, en raison du temps que met la lumière pour parvenir jusqu’à nous (déjà 7 minutes pour la lumière de notre soleil!).
En fait, en comparaison avec la pensée chinoise, c’est un peu comme si nous étions encore resté à l’époque très ancienne de notre évolution où nous marchions à quatre pattes. Notre dos était bien dirigé au-dessus et notre poitrine au-dessous. Le dos vers le ciel, le ventre vers la terre. Au-dessus le ciel, Yang. En-dessous la terre, Yin. Sauf qu’en se redressant, le dessus est passé derrière quand le dessous devenait le devant... L’on voit aussi que la logique “linéaire” d’un temps qui passe, que ce soit dessus-dessous ou devant-derrière trouve vite ses limites.
Car, au delà ce ces approches différentes du temps au sein de nos deux cultures, c’est la nature même de la manière dont le temps circule qui diffère. En Chine, le temps est considéré comme cyclique, au même titre que le mouvement du dragon: lorsque ce qui est en bas s’élève, ce qui est en haut s’abaisse, en attendant de monter à nouveau. Voilà qui contraste fortement avec la vision occidentale d’un temps linéaire. Sans doute est-il aisé pour nous de concevoir que l’avenir devient nécessairement le passé. Toutefois nous voyons moins clairement comment, dans la pensée et la culture chinoises, le temps passé devient à son tour le temps à venir.
C’est pourtant ce que sous-tend la célèbre sentence d’un des premiers historiens chinois:”Ceux qui n’oublient pas le passé sont les maîtres de l’avenir”.
Est ce pour cela que les Chinois furent dans leur histoire de si piètres ‘conquistadors”, puisque, dès lors que les limites d’un “empire” furent crée, leur seul ambition fut “d’asseoir” ces frontières lorsque leurs contemporains européens n’avaient de cesse de conquérir de nouveaux territoires, d’aller de l’avant vers de nouvelles colonies .
Une notion importante est présente dans la pensée Taoïste: celle de “ciel antérieur” et du “ciel postérieur”. En d’autre termes, notre état d’avant et d’après la naissance. Et donc notamment la période (ciel antérieur), où, d’abord embryon puis fœtus nous étions sans soucis dans cet hôtel cinq étoiles qu’était le ventre de notre mère. A la lumière de ce qui vient d’être rappelé concernant la façon dont les chinois conçoivent le temps qui passe, je vous laisse réfléchir sur ce que dans la pratique du qigong nous nommons: petite et grande circulation céleste, respiration embryonnaire et alchimie interne, ou recherche de l’immortalité en revenant au ciel antérieur. Car après le ciel postérieur, qu’est ce qui nous attends?
Sans jamais pour autant oublier ce que Paul Claudel a si bien exprimé :
“Tout ce qui existe est symbole, tout ce qui arrive est parabole. La nature n’est pas illusion, mais allusion!”
Bonne pratique et bonne année 2016!
Yves Lorand