Un trésor dans le ventre

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Un trésor dans le ventre

Si l’on vous demandait de désigner l’organe le plus important de votre corps, à quoi penseriez-vous en premier ? Le cerveau ? Le cœur ? Les poumons ? Probablement pas les intestins. Tripes, boyaux, viscères… Quel que soit le nom qu’on leur donne, il ne semble se cacher dans notre ventre qu’une espèce de cloaque, dont les tuyaux n’ont rien d’autre à offrir qu’un chemin tortueux vers la sortie pour nos aliments. Il est temps d’en finir avec cette image peu ragoûtante. Car nos intestins forment un organe bien plus complexe et plus noble qu’il n’y paraît. Depuis une dizaine d’années, un bouleversement complet des connaissances s’est en effet opéré. Désormais, le ventre est reconnu comme un poste de commande central de notre vie. Personnalité, mémoire, préférences alimentaires, longévité, sommeil… : son influence ne cesse de s’étendre à mesure que les chercheurs progressent dans la compréhension du monde qui l’habite. Car c’est d’abord de ses résidents que le ventre tire son pouvoir : tous les microbes qui vivent en symbiose avec nous et composent le « microbiote intestinal ».

Cette communauté de micro-organismes comprend des champignons, des virus, etc… mais reste largement dominée par une forme de vie : Les bactéries. On en compterait plusieurs milliers de milliards, concentrés principalement au niveau du colon… Comment ce monde microscopique d’organismes unicellulaires peut-il imposer son règne sur des êtres aussi complexes que nous ?

Tout d’abord, notre ventre bénéficie d’une organisation spatiale optimisée pour multiplier les points de contact entre l’espace intérieur des intestins et les cellules de l’organisme. La paroi de l’intestin grêle forme, par exemple, de nombreux replis, portant eux-mêmes des replis plus petits, les villosités, qui sont surmontés de microvillosités. Surtout, derrière cette paroi, se cachent plusieurs voies de circulation permettant à notre ventre d’envoyer des ordres à l’organisme : le nerf vague, qui le relie au cerveau ; un important réseau vasculaire, qui achemine les messages moléculaires et cellulaires ; et une grande réserve de cellules immunitaires, qui voyagent dans le sang et envoient des signaux chimiques. A partir de là, un schéma général se dessine : dans le ventre, les bactéries produisent en permanence de nombreuses molécules (acides gras, neuromédiateurs…), qui peuvent traverser la muqueuse intestinale et pénétrer dans les vaisseaux sanguins, ou modifier l’activité des neurones et des cellules immunitaires. C’est ainsi que notre microbiote influence tout notre être de façon aussi profonde qu’invisible. Pourtant, cette possibilité a longtemps été occultée par les chercheurs, qui s’intéressaient surtout aux produits de la digestion (vitamines, minéraux…). Les bactéries n’étaient jugées utiles qu’à deux fonctions : la digestion, justement (par la production d’enzymes dont le corps est dépourvu), et les défenses naturelles (en occupant une grande place, elles rendent l’installation de bactéries infectieuses plus difficile).

« L’importance réelle du microbiote intestinal n’a commencé à être reconnue qu’il y a dix ans », raconte John Cryan, neuropharmacologiste à l’university college de Cork (Irlande) et spécialiste du lien entre ventre et cerveau. Ce qui coïncide avec le développement d’une nouvelle technique, la métagénomique, qui offre la possibilité de séquencer l’ADN des bactéries sans avoir à les cultiver. Appliquée à l’analyse des selles (constituées pour plus de moitié de bactéries du côlon), sur des milliers d’individus à travers le monde, cette technique a permis plusieurs découvertes renversantes. Tout d’abord s’est révélée l’incroyable complexité du microbiote intestinal. Ainsi, chaque individu porterait entre 500 et 1000 espèces de bactéries différentes, totalisant environ 600000 gènes différents ! « C’est trente fois plus que le génome propre à l’humain » , compare Dusko Ehrlich, qui en conclut que « génétiquement, nous sommes surtout microbiens ». Et sa composition varie beaucoup d’un individu à l’autre, en fonction du génome, de l’âge, du mode de vie (alimentation, hygiène, etc…) et des bactéries léguées par notre mère au tout début de la vie. Des espèces peuvent ainsi être plus ou moins prédominantes, voir absentes chez certains. «Cela a été une énorme surprise de découvrir à quel point le microbiote différait d’une personne à l’autre » confirme Rob Knight, directeur à l’université de Californie de San Diégo d’un laboratoire spécialisé dans les communautés bactériennes. Surtout, ces variations se sont révélées influentes sur de nombreux caractères individuels ! Et sur la manière dont ils sont partagés entre parents et enfants. Parfois, cependant, nos bonnes bactéries flanchent : on a découvert que de nombreuses maladies trouvent leur origine, au moins en partie, dans les dérèglements du microbiote intestinal. De quoi déboucher sur d’importantes avancées médicales. Pour aller plus loin, il faudra préciser les mécanismes qui permettent aux bactéries d’exercer une telle influence. Les voies vasculaire, neuronale et immunitaire ont déjà été repérées, mais « il y en a peut-être d’autres », envisage Rob Knight. Pourquoi les mécanismes de l’évolution ont-ils autant intriqué notre vie et celle de nos bactéries ? « Pourquoi pas ? réponds le chercheur ; il est tellement difficile de conserver le moindre environnement stérile ! Quitte à ce que des bactéries soient présentes, autant quelles participent ! ». Partagée par l’ensemble du règne animal et végétal, cette intimité entre le corps et ses microbes invite in fine à reconsidérer la notion même d’individu : si cette association gouverne notre vie, sommes-nous alors uniquement les représentants de l’espèce Homo sapiens, ou bien une communauté d’espèces, un « méta organisme ». Le microbiote inspire des questionnements vertigineux… mais rappelle aussi quelques évidences, en remettant le nombril au centre de notre corps.

Source : Science et vie. Avril 2016. Elsa Abdoun

Pour aller plus loin, vous pouvez lire, par exemple : « Nos amies les bactéries, de Alanna Collen, éditions J.C.Lattes » ou « Les bactéries, des amies qui vous veulent du bien, de G.Perlemuter et A.M.Cassard, éditions Solar ».

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